LE DROIT DE LA PREUVE EVOLUE : QUELLES CONSEQUENCES EN DROIT DU TRAVAIL ?
Publié le :
04/03/2024
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Ce qu’il faut retenir
- Le 22 décembre 2023, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence, en admettant désormais que la production d’une preuve déloyale peut être recevable (Cass. Ass. Plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648).
Dans cette affaire, l’employeur a ainsi été autorisé à produire un enregistrement sonore, capté à l’insu du salarié pendant un entretien, afin de prouver une insubordination et de justifier son licenciement pour faute grave.
- Dans un arrêt du 14 février 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation a déclaré recevable la preuve issue d’un dispositif de vidéosurveillance illicite (Cass. Soc. 14 février 2024, n° 22-23.073).
Une pharmacie, à la suite du constat d’anomalies de stocks, avait utilisé des enregistrements de vidéosurveillance, n’ayant fait l’objet ni d’une information individuelle des salariés ni d’une consultation du CSE. Après rapprochement des séquences vidéo et les relevés des journaux informatiques de vente lors des passages en caisse, l’employeur avait pu remonter à la caisse d’une salariée en particulier, qu’il avait licenciée pour faute grave.
Dans ces deux arrêts, la preuve déloyale ou illicite a été admise, car sa production était :
- Indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur,
- Strictement proportionnée au but poursuivi.
Pourquoi on en parle ?
- En 2011, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation avait adopté une solution de principe, selon laquelle la preuve déloyale était irrecevable (Cass. Ass. Plén. 7 janvier 2011, n° 09-14.316, n° 09-14.667).
Cette solution traditionnelle se justifiait par un principe de loyauté probatoire, conduisant à exclure des débats les preuves obtenues par stratagème et / ou un procédé clandestin.
Toutefois, cette position n’était partagée ni par la chambre criminelle de la Cour de cassation, ni par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Pour mémoire :
- En matière pénale, la chambre criminelle considère qu’aucune disposition légale ne permet au juge répressif d’écarter les moyens de preuve produits par des particuliers, au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale (Cass. Crim. 11 juin 2002, n° 01-85.559).
- La CEDH considère que le juge national doit « mettre en balance » les différents droits et intérêts en présence. Quand le droit à la preuve entre en conflit avec d’autres droits et libertés, le juge national doit donc opérer un arbitrage, en tenant compte le cas échéant du droit du salarié au respect de sa vie privée, et du droit de l’employeur d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise (CEDH, 17 octobre 2019, Lopez Ribalda et autres c/ Espagne, n° 1874/13, s’agissant de l’utilisation d’un système de vidéosurveillance par l’employeur).
Avec ce revirement de jurisprudence, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation se rallie par conséquent à la position de la CEDH, laquelle autorise, sur le fondement du droit à un procès équitable, la production d’une preuve déloyale pourvu qu’elle soit indispensable au succès de la prétention invoquée.
- La Cour de cassation aligne ainsi sa position en matière de preuve déloyale sur celle qu’elle adopte en matière de preuve illicite.
En effet, depuis un arrêt du 25 novembre 2020 (Cass. Soc. 25 novembre 2020, n° 17-19.523), un mode de preuve illicite (car ne respectant pas les conditions fixées par la loi) n’est plus nécessairement écarté des débats : le juge doit se livrer à un contrôle de proportionnalité en mettant en balance les droits en cause.
L’arrêt du 14 février 2024 constitue une nouvelle illustration de cette position : il appartient au juge d’opérer un contrôle de la légitimité et du caractère proportionné du dispositif litigieux.
La preuve est-elle totalement libéralisée après ces arrêts ?
Cet arrêt ne crée pas un droit à la preuve déloyale ou illicite pour l’employeur ou le salarié.La technique de « la mise en balance » des droits en présence sera appliquée par les juges, qui vérifieront :
- Que cette preuve est indispensable au succès de la prétention. Elle ne sera donc admise que si elle constitue l’unique chance de rapporter la preuve (ce qui ne sera pas le cas si un autre élément de preuve existe dans le dossier ou aurait pu être envisagé).
- Que cette preuve ne cause pas une atteinte disproportionnée à un droit fondamental de la partie adverse. Sur ce point, les juges conserveront une marge d’appréciation…
Le juge gardera la possibilité d’écarter un mode de preuve illicite ou déloyal si ces conditions ne sont pas remplies.
A titre d’illustrations :
- Côté employeur : dans un arrêt du 8 mars 2023 (Cass. Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802), la chambre sociale de la Cour de cassation avait déjà exercé une telle mise en balance, au sujet de l’utilisation par l’employeur d’un dispositif de vidéosurveillance dont le salarié n’avait pas été informé (et donc illicite), au soutien d’un licenciement pour faute grave.
Elle avait notamment mis en avant des critères, pour apprécier le caractère indispensable et la proportionnalité de la preuve illicite : la preuve ne pouvait être reconnue comme indispensable que si des raisons concrètes justifiaient son emploi, si l’ampleur du moyen employé n’était pas démesurée et s’il n’existait pas de moyens de preuve moins attentatoires aux droits à la vie personnelle de la salariée.
Cette méthodologie a été suivie par les juges dans l’arrêt du 14 février 2024, rendu également en matière de vidéosurveillance.
Alors même que la salariée soulevait que les enregistrements vidéo illicites ne pouvaient servir à justifier son licenciement, la Cour de cassation a considéré que :
- La Cour d’appel avait bien mis en balance le droit de la salariée au respect de sa vie privée et le droit de l’employeur au bon fonctionnement de l’entreprise, à savoir le droit de veiller à la protection de ses biens.
- Les enregistrements tirés d’une vidéosurveillance illicite pouvaient ainsi être recevables et fonder un licenciement disciplinaire, dès lors qu’ils étaient :
- Justifiés par une raison concrète (légitimité),
- Le seul moyen d’établir la preuve de la matérialité des faits reprochés (caractère indispensable de la preuve),
- Visionnés par le seul dirigeant de l’entreprise (proportionnalité).
- Côté salarié : dans un arrêt récent du 17 janvier 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation a refusé de prendre en compte l’enregistrement clandestin d’un entretien entre un salarié qui dénonçait des faits de harcèlement et les représentants du personnel chargés de mener l’enquête : les juges ont considéré que cet enregistrement capté à l’insu des membres du CHSCT n’était pas indispensable au soutien de la demande du salarié, compte tenu des autres éléments qu’il produisait (Cass. Soc. 17 janvier 2024, n° 22-17.474).
La fin ne justifiera donc pas systématiquement les moyens : l’employeur devra toujours s’assurer qu’il n’a pas la possibilité de recourir à un autre mode de preuve, et peser les risques.
Quelles conséquences et points de vigilance pour les entreprises ?
Ces jurisprudences ne seront pas sans conséquence sur les relations de travail, puisqu’elles risquent de créer un climat de méfiance lors des échanges au sein de l’entreprise…Sur le plan pratique, les employeurs et encadrants devront être vigilants face au risque accru que les salariés enregistrent les entretiens et échanges (par exemple, un entretien d’évaluation ou un entretien préalable).
Des formations des managers sur la gestion des entretiens et de la communication seront plus que jamais à envisager.
L’employeur pourra également envisager de se servir de preuves recueillies de manière non conforme ou à l’insu d’un salarié, dans des dossiers où l’administration de la preuve s’avère particulièrement difficile, en ayant toutefois conscience :
- Qu’il existe toujours un aléa quant à l’admission ou non par le juge d’un élément de preuve illicite ou déloyal : le risque de remise en cause de la mesure disciplinaire ou du licenciement prononcé le cas échéant devra donc être mesuré dans chaque dossier ;
- Que le droit à la preuve ne lui confère pas une immunité lui permettant de violer le secret des correspondances ou le droit à la vie privée : il peut le cas échéant engager sa responsabilité civile ou pénale…
Sophie LAVRARD, avocate associée Secteur social Conseil
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